La tempête
madame Maria Luisa Yanez et son mari
s'établirent ici près du Tage
lui travailla dans une fabrique
de lambris en pin traité
succomba d'un cancer peu de temps
après avoir pris sa retraite
elle est restée là
sort en milieu d'après-midi
va promener son caniche
à travers la ville animée
c'est dans les allées
du monastère hyéronimite
que je l'ai croisée aujourd'hui
après m'être recueilli devant
le tombeau d'un poète
célèbre autrefois
tandis que son bras décrivait
un arc du nord au sud
madame Yanez m'a dit
regardez-moi ça
la tempête a tout fichu par terre
même le monument dédié
aux grands navigateurs
est tombé
quelle misère
j'ai regardé les pierres descellées
puis le caniche couché
aux yeux blancs opaques
je me suis souvenu d'une tante
qui possédait un chien semblable
et l'avait baptisé Cousteau
en hommage au commandant
Torre de Belem
amène un pilote à bord du roulier brésilien Borodine
un homme en costume d'alpaga gris tourné
vers l'estuaire s'évente avec son panama
madame Veira Pereira Fratel achète
deux carreaux de céramique peints à la main
va s'asseoir à l'ombre
d'un bananier près des marchands de souvenirs
n'a pas envie d'aller retrouver son mari
là-bas un peu plus loin au sommet de la tour
d'ailleurs à cet instant précis son mari a l'esprit
ailleurs en un autre lieu un autre temps
Prasca de Allegria
de caoutchoucs de palmiers
une fontaine à deux vasques ornementées
alimente un grand bassin circulaire
dans lequel se désaltère un chien perdu
Monsieur Alvaro Pereira Fratel s'est assis là
sur un banc face à la caserne des bombeiros voluntarios
parfois la brise agite doucement les feuillages sombres
transporte une légère nuée d'embruns tièdes
à sa gauche se dresse la façade de la pension Allegria
derrière les fenêtres entrouvertes du premier étage
il devine sa femme allongée sur les draps
un livre sentimental entre les mains
peut-être pense-t-elle comme lui parfois
aux années passées l'un avec l'autre à leurs corps
chaque jours un peu plus laids
plus lourds plus raides
Agua de Madeiros
près d'un casier à langouste
échoué sur le rivage
ils jouent aux mots cachés dans le sable
devant eux des oiseaux rasent l'écume
plus loin un surfer attend
la bonne vague
d'ailleurs
la voilà verte
laiteuse
Les chevelures sous-marines
dans une station proche d'Olbia
sous l'eau la forme de leurs corps s'estompe se dissout
en surplomb d'une épave de goélette
coiffée de posidonies
plus tard ils se sèchent l'un contre l'autre
le jeune homme suit du doigt les cicatrices
qui courent sur les jambes de son amie
une chute en vélo, dit-elle
alors qu'ils rentrent
la haute silhouette d'un ferry gênois
disparait derrière les reliefs d'une ile-forteresse
un laurier proche vibre sous l'effet
de la brise son frémissement
éveille en un vieillard qui passe
le souvenir des chênes verts
et des oliviers
sur les collines sèches de l'enfance
Dorgali, tariffa intera
m'a longtemps semblé heureuse
emplie de jeux d'eau
de pâtés de sable
d'escalades aventureuses
et tutti quanti
mais aujourd'hui
je me décide à regarder
les choses en face
et je revois
les attentes
les efforts
les pleurs
les troubles
et les grandes mains de mon père
Muravera
et encore en ma possession
est un jeu de cubes pour enfant dans une boite en bois
je jouais avec ces cubes lorsque j'allais en vacances
chez mes grands-parents paternels à Muravera
puis mes grands-parents paternels sont morts
et les années sont passées parfois vite et parfois lentement
j'en ai pincé pour certaines filles et je les ai laissées sur la route
d'autres fois c'étaient elles qui me reprochaient
de ne pas être assez constructif et décidaient de partir
j'ai fait plein de petits boulots
commencé à écrire des textes courts et des poèmes
puis mon père est mort à son tour
j'ai retrouvé ce jeu sur une étagère élevée du placard de sa chambre
à côté d'un carton où étaient entassées de vieilles photos
et des lettres que je lui avais envoyées
j'ai jeté ces lettres parce que je ne souhaitais pas
me souvenir de ce qu'elles racontaient
j'ai embarqué les cubes
et vendu la maison pour acheter un bateau.
La Caletta
pêcher des petits poissons au bord du bras de mer
les lendemains recelaient
de formidables coup d'élans
de l'amour du sexe
des romans captivants
des musiques renversantes
des idées lumineuses
chaque jour était une aventure
qui mobilisait mon esprit et mes sens
j'étais rapide et transparent
comme l'était l'eau ces matins-là en Baronie
mais le temps a passé
l'oncle maoro n'est plus
j'ai quarante-huit ans j'habite
désormais loin du bras de mer
mes nuits sont sans rêves et
mes matins sans impatience
Posada
était restée cinq jours durant
dans le Diemme Supermercati
elle dormait dans une cabine d'essayage
se lavait et se maquillait
dans les toilettes communes
errait la journée dans les allées
rêveuse et effacée
mangeait des choses
qu'elle prenait dans les rayons
au hasard de sa virée
quand les services de l'aide sociale
sont venus la chercher
elle s'est débattue avec énergie
a dit
je suis là pour faire mes courses
il n'y a rien de mal à ça
je suis dans un pays libre
laissez-moi
Orgosolo
la reine au défilé de San Antonio
plusieurs garçons me tournaient autour
certains cherchaient juste l'aventure d'autres voulaient le mariage
Mario s'y est pris d'une façon personnelle
il m'amenait dans les monts de Barbagia m'apprenait à reconnaitre
le chant et les cris d'alerte des oiseaux et moi
je lui parlais des fleurs des arbustes
de leur propriétés bonnes ou mauvaises
nous coupions des plantes pour confectionner un herbier
d'ailleurs j'ai gardé cet herbier je l'ouvre parfois avec précaution
sa couverture est craquante comme une galette
ses pages ont jauni l'encre de mes annotations s'est éclaircie
mario voyait dans chaque forme le tout et les détails
avait le pouvoir de donner aux choses un caractère exceptionnel
ici à Orgosolo certains le prenaient pour un innocent
mais il ne l'était pas il était simplement un peu plus profond
que les autres et seul le groupe des peintres
avait de la sympathie pour lui l'un d'entre eux disait que Mario était
fils de bandit et plus grand poète analphabète inconnu du monde
Sassari
un recueil de poèmes du siècle dernier
je le feuillette l'après-midi lorsque
la température élevée impose de rester à l'ombre
dedans il y a d'étranges étrangers
de jeunes seins
docteur Jonquille
et le 106 Boulevard de la Chapelle
bien sûr ce sont de vieux poèmes
avec des mots désuets
comme lampion ou garde-barrière
mais ils sont placés là où il faut
et c'est ce qui me plait
Villa Verde
l'été certains parmi nous se remplissent les poches
aménagent des pâtures en terrains de camping
vendent des fruits des légumes du pecorino de la céramique
et des bijoux d'argent inspirés de motifs anciens
mon père n'est pas comme ça
il nous dit souvent qu'on vient d'une famille illustre
qu'on est cousins des Gramsci
et après il nous sort le couplet sur Antonio Gramsci
sur l'Ordine Nuovo
et sur le parti communiste sarde
mon père ne raconte que des histoires qui sentent le moisi
il trime et il raconte des histoires qui sentent le moisi
voilà tout ce qu'il fait
il ne veut pas voir que les temps changent
rate toutes les occasions de se faire du fric
bientôt je lui dirai
en le regardant droit dans les yeux :
papa je m'en vais sur le continent
je ne veux pas de la vie que vous me proposez
toi et tous ceux de Villa Verde
je veux un nouvel horizon
je veux bouger m'amuser et baiser
ne plus entendre les sonnailles des troupeaux
et vos couplets sur l'abandon des valeurs morales
Is Arenas
ma maison tenait dans une valise
et dans des cartons de disques en vynil
je trainais d'un endroit à l'autre
sans penser à me fixer
j'aimais les endroits gris
comme manchester ou belfast
ces années là furent anxyogènes
mais me procurèrent aussi des sensations fortes
et de belles consolations
à tout cela pourtant je n'aime pas repenser
je me suis mal conduit
j'ai manqué d'attention et de compassion
la satisfaction de mes désirs immédiats
m'a fait oublier que j'avais des choses à faire
pour la communauté
néanmoins il me reste du temps
je peux inverser le cours des choses
Orosei
deux garçons et une fille
l'ainé est turbulent et braillard
au fond elle l'aime moins que les autres
il ressemble à son père
mais elle s'efforce de garder ça secret
lucia a un beau visage d'insulaire
parfois elle se dit que tout a été trop vite
si elle avait été assez solide pour
résister à la pression de la famille
elle aurait pu choisir une autre voie
et un autre homme à la place de paolo
comme cet étranger qui sur la plage aujourd'hui
la regardait intensément tandis qu'elle jouait avec
ses enfants au bord de l'eau
Punta Falcone
entre deux îles s'étire un grand nuage
en forme de baleine blanche
puis plus rien
dissolu en un tas de méduses pourvues de longs filaments
ondoyants au dessus de Maddalena
à une heure du matin le vent se lève et se renforce
le maillot de Manchester United que tu m'as offert
les livres et les journaux abandonnés sous la tonnelle
sont emportés et finissent plus bas dans la colline
au-delà de l'obscurité brillent les lumières du village
et les feux de navigation des bateaux
qui vont chercher refuge au creux de la baie
Porto Rotondo
derrière le capot de roof il supplia ouvre-moi Lucia
je peux être le meilleur équipier d'avant
que tu aies jamais eu à bord du Nibari Crown
mais elle n'ouvrit pas se contenta de dire
va t'en, tu ne fais pas l'affaire
après de longues secondes
elle l'entendit repartir
le bateau roula imperceptiblement
lorsqu'il descendit la passerelle
elle soupira puis alla jusqu'au réfrigérateur
se chercher un yaourt aux fruits
revint s'asseoir dans le carré
à côté du chat Milord
reprit sa lecture tandis qu'au-dehors
le vent tombait avec la nuit
Cagliari, quartier Stampace
carlotta passe des heures devant la télé éteinte
fume des cigarettes américaines les écrase
ensuite dans un cendrier sur pied placé à sa droite
attend là que claudia ou giovanni téléphone et quand
cela arrive entame la conversation par un
je croyais que ton frère et toi vous m'aviez oubliée pour de bon
elle n'invite jamais personne d'ailleurs n'a pas d'amis
vit seule viale san ignazio dans une grande maison de style liberty
à l'étage dans une chambre tapissée de soie vieux rose inchangée
depuis le départ de sa fille une danseuse en porcelaine
attend qu'une main remonte sa mécanique pour tourner
sur elle-même et des insectes morts séchent sur les appuis
de fenêtre les pattes en l'air
Cagliari
tu mens
père a répondu
non je ne mens pas hein fiston que je mens pas ?
ah tu vois chérie ce petit gars a les pieds sur terre il comprend
que certaines choses sont possibles et d'autres non
d'après mes souvenirs
les choses ont commencé à se détériorer comme ça
puis un an plus tard père est parti avec la femme
d'un sculpteur sympathisant communiste
parfois il venait me chercher le temps d'un week-end
il me disait tu vois fiston j'aurais bien aimé
rester avec ta mère je sais que pour toi ça aurait été mieux
ça t'aurait donné plus de stabilité mais ta mère
je ne la supportais plus elle ne comprend pas grand-chose
aux idées nouvelles elle n'est pas curieuse pas très futée
père était très sûr de lui sa pensée était constituée
d'un réseau serré d'affirmations et de certitudes
il était cadre moyen à la SICE/SPA viale la playa
responsable de la documentation il en connaissait
un rayon sur les systèmes de participations défiscalisés
il touchait aussi sa bille en mots-croisés force 4
faisait des barbecue-parties avec ses amis
du volley-club de Cagliari
en 1954 il avait eu la tuberculose
ma mère l'avait soigné des mois durant
à cette époque ils étaient très amoureux
sur une photo on les voit tous les deux souriants
à califourchon sur un scooter lambretta